Bandung, c'est demain, si Jan et Irawan se donnent la main
Discours de Peter Mertens, secrétaire général du PTB, lors de la conférence « L'esprit de Bandung », le 30 avril 2025 à Bruxelles.

Chers amis,
chers camarades,
Je ne pense pas qu’Irawan Soejono et Jan Maassen se soient jamais connus.
Pourtant, ils étaient tous deux actifs dans la résistance aux Pays-Bas contre l’occupant nazi allemand.
Irawan Soejono étudiait la sociologie à l’université de Leyde.
Il était membre de l’organisation progressiste, nationaliste et anticoloniale Perhimpunan Indonesia, abrégée en PI.
Lorsque les Allemands envahissent les Pays-Bas, Irawan rejoint la résistance, tout comme de nombreux autres étudiants indonésiens de la PI.
Le nom de guerre d’Irawan est « Henk van de Bevrijding » (Henk de la Libération).
Sa sœur, Soetiasmi, rejoint aussi la résistance.
Ils aident des personnes à se cacher.
Ils distribuent des journaux clandestins, comme De Bevrijding.
Leur devise est claire : « D’abord libérer les Pays-Bas, ensuite libérer l’Indonésie. »
Le 13 janvier 1945, lors d’une rafle à Leyde, Irawan Soejono est abattu par les nazis.
La machine à stencils qu’il transporte sur lui venait juste d’être préparée pour imprimer un nouveau numéro de De Bevrijding.
Irawan donne sa vie pour la libération des Pays-Bas.
Les étudiants indonésiens aident à libérer les Pays-Bas.
Mais la bourgeoisie néerlandaise veut continuer à coloniser l’Indonésie.
Quand le Japon capitule en 1945, Soekarno et Mohammed Hatta proclament l’indépendance de l’Indonésie.
Hatta, qui avait lui aussi étudié à Leyde, comme Irawan Soejono.
L’élite néerlandaise réagit furieusement à cette déclaration d’indépendance.
Dans une ultime tentative désespérée, le gouvernement néerlandais envoie des dizaines de milliers de jeunes hommes en Indonésie.
Des jeunes hommes qui venaient de combattre les nazis.
Des jeunes hommes qui venaient de lutter contre leur propre oppression et qu’on envoie maintenant, au loin, pour… opprimer la liberté d’un autre peuple.
Jan Maassen refuse cela.
Jan est un communiste d’Amsterdam, il a fait partie de la résistance, comme Irawan.
Jan refuse, par principe, d’aller opprimer un autre peuple.
Il refuse de partir en Indonésie.
Il se retrouve en prison — ironie du sort, dans les mêmes bâtiments où, peu avant, des SS étaient encore enfermés.
Ces SS seront graciés.
Jan Maassen, lui, ne le sera pas.
Il perd ses droits civiques et ne sera jamais réhabilité.
Irawan Soejono et Jan Maassen.
L’étudiant indonésien qui aide à libérer les Pays-Bas.
Le travailleur néerlandais qui se retrouve en prison parce qu’il soutient l’indépendance de l’Indonésie.
Deux mouvements qui se rencontrent.
Avec Irawan et Jan, la mutinerie du sud et celle du nord se donnent la main.
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Finalement, les Néerlandais et les Britanniques doivent abandonner le combat.
L’Indonésie devient indépendante et libre.
Tout comme l’Inde et le Pakistan en 1947.
Le Sri Lanka et le Myanmar en 1949.
Et la Chine en 1949.
« Nos nations et nos pays ne sont plus des colonies.
Nous sommes désormais libres.
Souverains.
Indépendants.
Nous sommes à nouveau maîtres chez nous. »
Par ces mots, le président Soekarno ouvre, le 18 avril 1955, la conférence de Bandung en Indonésie.
Bandung marque un tournant.
Un moment où l’ordre mondial bascule.
Pays après pays, les chaînes de la domination européenne se brisent.
Tandis que l’Asie se libère de l’Europe, le pouvoir se déplace vers les États-Unis.
En larguant des bombes atomiques sur le Japon.
En menant la guerre en Corée.
Et plus tard au Vietnam.
Dans ce contexte, les dirigeants de 29 pays se réunissent à Bandung.
Pour la première fois, le Sud Global se dresse ensemble.
Non plus en colonies, mais en égaux.
Ils défient l’ordre mondial raciste et eurocentré.
Ils inspirent les mouvements de libération en Algérie et au Kenya.
Ils inspirent Patrice Lumumba et Pierre Mulele au Congo.
Ils donnent de la force à la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud.
Bandung n’est pas qu’un événement diplomatique.
Bandung est un mouvement, quelque chose qui bouge, qui échappe aux cadres.
Une quête mondiale d’indépendance et d’égalité.
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Nous sommes aujourd’hui septante ans après Bandung.
La puissance économique se déplace vers l’Asie.
Irawan était parti étudier à Leyde. Peut-être qu’aujourd’hui il serait parti en Chine, où les universités les plus modernes fleurissent et où les avancées technologiques sont les plus spectaculaires.
Ou peut-être serait-il resté en Indonésie, qui a entre-temps rejoint les BRICS, et aurait étudié à l’Institut Teknologi Bandung (ITB), l’Université technique de Bandung.
Qui sait ?
Ce qui est certain, c’est qu’après cinq siècles de domination occidentale, le centre de gravité économique se déplace vers l’Asie.
Et cela fait une énorme différence.
Nous ne sommes plus en 1955.
Nous sommes en 2025, l’année de Deepseek, de BYD et du premier vol spatial habité de l’Inde.
Jamais dans son histoire Washington n’a été autant défiée, économiquement et technologiquement.
D’où le régime Trump qui cherche à entraîner le monde dans une nouvelle guerre froide et dans une haine contre la Chine.
Tout comme ils avaient, à l’époque, tenté de dresser le monde contre les mouvements de décolonisation et contre l’esprit de Bandung.
Mais le monde a changé.
De la conférence de Bandung est née un puissant mouvement :
le Mouvement des Non-Alignés.
Ce mouvement était politiquement fort.
Il avait un programme anti-impérialiste clair et affirmé.
Il savait ce qu’il défendait.
Et contre quoi il luttait.
Économiquement, c’était plus fragile.
Beaucoup de pays nouvellement indépendants tenaient encore difficilement debout.
Et restaient maintenus à genoux sous des règles internationales injustes.
Aujourd’hui, c’est l’inverse.
Regardez les pays des BRICS.
Ils s’organisent désormais pour renforcer le commerce Sud-Sud.
Et ils sont économiquement solides.
Ils disposent de ressources, d’industrie, de marchés en pleine croissance.
Mais politiquement, l’unité est bien plus difficile à trouver.
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Je ne sais pas si Irawan et Jan se sont un jour rencontrés.
Peut-être qu’ils se rencontrent aujourd’hui.
Peut-être qu’Irawan est aujourd’hui un étudiant palestinien sur un campus qui organise des actions contre le génocide à Gaza.
Peut-être qu’Irawan sauve aujourd’hui l’honneur de tous les démocrates à Washington, à Berlin, à Bruxelles et à Paris.
Peut-être que Jan est aujourd’hui un jeune travailleur qui organise la résistance syndicale contre l’austérité et la militarisation.
Peut-être que Jan est aujourd’hui ce jeune qui veut ouvrir les fenêtres de la lutte des classes dans le Nord.
Ce qui est certain :
Si Jan et Irawan se donnent la main,
ils sont forts.
S’ils se battent ensemble pour un monde sans exploitation ni oppression,
un monde tel qu’il devrait être,
un monde socialiste,
alors l’avenir est prometteur.
Pour citer les mots de Soekarno :
« Oui, nous vivons dans un monde de peur.
Mais ne laissez pas la peur vous guider.
Laissez-vous guider par l’espoir.
Par la détermination.
Par les idéaux.
Et oui, par les rêves. »
Certains rêves valent qu’on se batte pour eux.
Bandung, c’est demain.