Les trois impasses de la politique industrielle européenne
« Du métal sans Mittal ! » Tel était le mot d’ordre hier soir dans la salle de l’Avenir à Dunkerque. La soirée, organisée par la CGT, réunissait les syndicalistes de l’usine ArcelorMittal Dunkerque et de sous-traitants et autres industries de la région. Notre secrétaire général adjoint Benjamin Pestieau était présent.
Texte de Benjamin Pestieau.
Dunkerque, c’est le plus grand centre de production d’acier en France. Et ArcelorMittal, c’est le plus grand groupe sidérurgique européen. Les sidérurgistes — les faiseurs d’acier de la classe travailleuse — de Dunkerque veulent assurer un avenir à la sidérurgie du Nord et à toute la sidérurgie européenne : un avenir industriel, moderne et vert.
La technologie existe. Mais Mittal a mis quasiment tous les investissements européens à l’arrêt. Il organise la mort à petit feu de la sidérurgie européenne. Et nos dirigeants — en France, en Belgique et à Bruxelles — laissent faire. Ce qui se passe chez Mittal, c’est l’illustration parfaite de la politique industrielle européenne, enfermée dans trois impasses.
La première impasse : le mépris de la production
On a voulu nous faire croire qu’on pouvait construire une "économie de la connaissance", faite d’usines à haute valeur ajoutée, et qu’on pouvait se débarrasser de la "vieille" industrie en la délocalisant dans les pays du Sud. Mais il n’y a pas de vieille industrie.
On aura toujours besoin d’acier. Et on ne construit pas la connaissance en se coupant d’une partie de la production. La connaissance se construit en faisant évoluer le savoir et le savoir-faire — pas en les séparant l’un de l’autre. En sacrifiant une partie de la production au nom du profit, l’Europe a affaibli son socle industriel, détruit ses chaînes de valeur, et perdu une partie de ses savoirs et savoir-faire.
La deuxième impasse : la toute-puissance du marché et des multinationales
Pendant des années, la Commission européenne et les gouvernements ont confié les clés de notre politique industrielle au marché et aux grandes multinationales.Pas à celles et ceux qui font tourner les usines — la classe travailleuse.
Les gouvernements et les lobbys patronaux promettaient : "le grand marché européen va faire émerger nos champions capables de concurrencer les géants du reste du monde." Et on a ajouté à cela des milliards de subsides sans contrôle. Les multinationales européennes ont été nourries de fonds publics qu’elles ont utilisés pour gonfler leurs profits, pas pour construire une industrie utile à la transition écologique ou aux besoins des gens.
Conséquence : l’industrie européenne a raté toutes les grandes révolutions industrielles récentes. Aucun projet structurant : pas de grand réseau ferroviaire européen à grande vitesse, pas de réseau public d’électricité verte, aucune stratégie collective pour concentrer les moyens, les savoirs et les savoir-faire sur l’industrie de demain.
La troisième impasse : la militarisation de l’économie et la soumission aux États-Unis
L’Europe s’aligne sur la politique de guerre froide des États-Unis, et cette orientation conduit notre économie droit dans le mur.
Deux événements symbolisent cette impasse :
- le plus grand attentat industriel du siècle : la destruction des gazoducs Nord Stream I et II, qui amenaient le gaz russe en Europe. Cet acte symbolise le passage de la dépendance au gaz russe bon marché à la soumission au gaz de schiste américain, cher et polluant. Résultat : le gaz est aujourd’hui quatre fois plus cher en Europe qu’aux États-Unis ou en Asie. C’est intenable sur le plan industriel.
- la fameuse "norme Trump" de 5 % du PIB pour les budgets militaires. Dépenser autant pour la guerre, c’est autant d’argent qui n’ira pas à la transition énergétique. Nous avons besoin d’investir massivement pour électrifier la société, mais ces milliards sont engloutis dans des fonds militaires. Et ne nous trompons pas : la relance militaire ne sauvera pas la sidérurgie. 1 000 chars, c’est à peine trois jours de production d’une seule aciérie. Soit c’est la paix, et les stocks sont pleins — donc une production bouchée. Soit ces chars brûlent sur les champs de bataille — et c’est la guerre. Dans les deux cas, la militarisation conduit à la crise et au désinvestissement dans l’industrie du futur.
On peut sortir de ces impasses et un autre chemin est possible
Les camarades de la CGT veulent produire — produire vert, et produire pour répondre aux besoins de la société. Et pour cela, Mittal n’est pas la solution. C’est pourquoi ils disent : du métal sans Mittal ! Et ils réclament la nationalisation de l’entreprise. Bien sûr, leur combat est aussi le nôtre.
Des alternatives existent, à condition de sortir des trois impasses dans lesquelles les gouvernements européens nous ont enfermés. Il est possible de prendre un autre chemin :
- un chemin où la collectivité reprend les manettes de la transition énergétique,
- où l’on planifie une véritable électrification de la société pour produire une énergie verte, bon marché et abondante,
- un chemin qui contraint les multinationales à investir dans la transition industrielle plutôt que de dilapider leurs profits en dividendes,
- un chemin fondé sur la paix et la coopération avec le Sud global,
- un chemin où l’Europe tend la main au reste du monde, au lieu de se ranger docilement dans le camp américain.