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Youssef Handichi et Dirk De Block
Youssef Handichi est député au Parlement de Bruxelles-Capitale. Auparavant, il a été chauffeur de bus à la STIB, la Société des transports intercommunaux de Bruxelles, ainsi que délégué syndical et membre du conseil d’entreprise de la STIB.
Dirk De Block est conseiller communal à Molenbeek. Pendant plus de dix ans, il a été actif dans le secteur bruxellois de la jeunesse. Il est coauteur de Bruxellois en classe(s), un documentaire sur la dualisation de l’enseignement bruxellois.
J’ai grandi à Schaerbeek. Mon monde ne s’étendait pas au-delà de mon quartier. Jusqu’à mon adolescence, je n’ai jamais vraiment été confronté au racisme ou à la discrimination. Mais, en grandissant, je suis sorti de ma bulle, j’ai découvert d’autres quartiers. À 13 ans, rien ne m’avait préparé au choc émotionnel de la première fois : celle où un policier m’a insulté, me traitant de « macaque ».
Je me rappelle encore vivement ce sentiment de culpabilité : c’était moi, Youssef, je n’avais pas le droit d’être là, pas le droit d’élargir mon horizon. Ça n’allait pas être la dernière fois, dans ce climat raciste qui régnait à l’époque avec le bourgmestre de Schaerbeek, Roger Nols, et le commissaire Demol qui allait devenir plus tard député du Vlaams Blok.
Cette culpabilisation m’a poursuivi toute ma jeunesse. Et s’est transformée en honte devant mes potes belgo-belges quand le videur du dancing nous faisait signe à 200 mètres : « Vous n’êtes pas les bienvenus. » On en rigolait, pour mieux encaisser ce coup frontal. Il y a eu, à l’époque, autant d’histoires de boîtes de nuit qu’il y a eu de week-ends…
Des années plus tard, marié et père de mon premier fils, j’envisageais me remettre au sport. Avec mon ami Nasser, j’ai voulu m’inscrire dans une toute nouvelle salle de gym. Arrivés à l’accueil, la dame nous a expliqué gentiment que c’était complet. Nasser avait senti que ça clochait. Avec ma plus belle voix, j’ai appelé la salle par téléphone : « Bonjour, je suis dans le quartier, est-ce que je peux venir visiter votre salle ? » La dame, toujours aussi gentille, m’a répondu qu’elle m’attendait. Je n’y suis jamais retourné.
À chaque phase de ma vie, après chaque confrontation avec le racisme, je me disais : « Ça va passer, quand je grandirai, ça ne se passera plus. » Et chaque fois encore je me fais surprendre. Vingt-cinq ans après mon « initiation » et désormais député à la Région bruxelloise, je ne suis toujours pas à l’abri du racisme. En octobre 2014, un policier m’a interdit l’accès au Parlement, en me tutoyant. Quand je me suis identifié comme parlementaire, sa réponse – « C’est pas écrit sur ta tête » – me renvoyait à vingt-cinq années de délit de « sale gueule ».
Je ne veux pas que mes enfants aient le même sentiment de culpabilité, de honte quand ils sortent. Je ne veux pas que mes enfants, que nos enfants s’habituent au racisme et à la discrimination. Ce n’est pas à eux de s’habituer, c’est à nous de faire disparaître ce fléau.
Car, aussi destructrice et répandue que soit la discrimination, on peut difficilement la comprendre quand on ne la vit pas soi-même. Les chances, les droits et la valeur personnelle sont rongés par ce cancer qui gâche les rêves. Je pense à tous ces visages qui se cachent derrière les statistiques et les titres des journaux : « Une entreprise sur trois pratique la discrimination1 », « Les jeunes Marocains ont 40 % de chances d’être refusés2 », « Sur le marché privé, un locataire d’origine immigré sur trois subit une discrimination3 ».
En Belgique, la situation est critique. Le fossé entre « autochtones » et personnes d’origine immigré est cinq fois plus large qu’en Allemagne, en Espagne ou au Royaume-Uni. 55 % au moins des gens d’origine marocaine vivent sous le seuil de pauvreté, contre 14 % pour les Belgo-belges.
Il est grand temps d’inverser le cours des choses. Une société qui permet de torpiller les rêves d’une partie de ses citoyens n’est elle-même plus en état de rêver.
Le risque de sanction : zéro virgule zéro, zéro…
La discrimination est interdite. La Belgique dispose d’un arsenal impressionnant de lois qui condamnent les situations comme celles mentionnées plus haut. Pourtant, celles-ci ne semblent pas changer grand-chose. En 2014, le Centre interfédéral pour l’égalité des chances (le successeur du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme) a ouvert pas moins de 764 dossiers sur le racisme. Dans seulement 14 de ces dossiers, le Centre décidait de s’adresser au tribunal. Depuis l’introduction de la loi contre la discrimination, en 2007, l’inspection sociale a rédigé, en tout et pour tout, un (1 !) procès-verbal pour discrimination sur le marché de l’emploi.
Vous voyez le problème ?
Dans divers domaines, il y a risque de discrimination dans une situation sur trois. C’est ce qui ressort de bon nombre d’enquêtes et d’études. Pourtant, le nombre de condamnations peut se compter sur les doigts d’une seule main. Bref, le risque de se voir sanctionner pour discrimination en Belgique est, pour reprendre les mots du coureur cycliste Alberto Contador, de zéro virgule zéro, zéro, zéro, zéro…
Comment est-ce possible ? Parce que la discrimination est toujours perçue aujourd’hui comme un problème entre individus. L’État belge ne reconnaît pas la discrimination pour ce qu’elle est en réalité : un problème de société aux graves retombées sociales. Il ne considère donc pas la lutte contre la discrimination comme une tâche essentielle pour ses services. En général, les victimes se retrouvent seules à devoir fournir la preuve qu’elles ont fait l’objet d’une discrimination. Or dans la pratique, c’est presque impossible.
Comment prouver les motivations racistes d’une entreprise qui ne vous invite pas à un entretien suite à une demande d’emploi ? Comment prouver qu’un dancing vous est interdit à cause de la couleur de votre peau ? Comment prouver qu’il y a discrimination quand, chaque fois que vous vous décidez pour la location d’un appartement, on vous dit qu’il vient juste d’être loué ?
En tant que victime individuelle, on se sent souvent impuissant. Les plaintes sont classées verticalement, et cela entraîne une forme d’impunité. Ce qui, à son tour, amène aussi les victimes à être démotivées. Neuf victimes de discrimination sur dix ne signalent même pas l’injustice4.
Dans aucun autre domaine, nous n’accepterions une telle impunité. Imaginez que chaque coureur cycliste qui se fait « déposer » dans l’Alpe d’Huez lors du Tour de France doive lui-même porter plainte et par-dessus le marché prouver lui-même que son adversaire se dope. Ou imaginez que tous les automobilistes se moquent comme de l’an quarante des passages pour piétons. Et que ceux qui se font faucher sur ces passages piétons doivent eux-mêmes porter plainte…
Ce que les poulets à la dioxine signifient pour l’égalité des droits…
Pour se faire une idée de la façon dont un État moderne peut aborder la discrimination de façon structurelle ou systématique, évoquons d’abord un instant… les poulets à la dioxine.
En 1999 éclatait le scandale de la dioxine. Le fabricant Verkest mélangeait des huiles pour transformateur à des graisses animales destinées à l’alimentation pour les volailles. C’est ainsi que ce poison qu’est la dioxine s’est retrouvé dans notre chaîne alimentaire. Depuis la crise de la dioxine, chacun a bien pris conscience que la sécurité alimentaire ne peut pas être laissée au seul bon vouloir ou au contrôle personnel des entreprises elles-mêmes.
Dans le sillage de la crise, une Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (l’AFSCA) a été créée, un service qui compte plus de 1 300 collaborateurs5. L’AFSCA a regroupé les compétences d’un certain nombre de services qui, auparavant, étaient disséminés entre les ministères de l’Agriculture et de la Santé publique.
L’AFSCA a fixé des normes et établi des procédures. Certes, cela a provoqué pas mal d’irritation chez certains acteurs du secteur. En effet, ces procédures requéraient un supplément de travail d’administration. Et respecter les normes, cela coûtait également pas mal d’argent. Il fallait tout enregistrer, tenir à jour… Mais il était totalement justifié d’exiger ces efforts supplémentaires, car il s’agissait d’une question d’intérêt général. Les entreprises ont une responsabilité envers la société et elles doivent garantir que chaque phase de toute la chaîne de production alimentaire se déroule correctement.
L’AFSCA informe et sensibilise les entreprises, mais elle fait bien plus. Plus de la moitié des 1 300 membres de son personnel effectuent des contrôles sur le terrain, soit 120 000 par an. Les secteurs ou entreprises à problèmes sont répertoriés grâce à un point de contact où affluent annuellement des milliers de plaintes. Les entreprises qui ne satisfont pas aux normes se voient adresser des recommandations contraignantes, suivies d’une inspection. Quand les recommandations ne sont pas respectées, les sanctions tombent : amendes, fermeture temporaire ou même interdiction d’exploitation.
Une Agence pour l’égalité du 21e siècle
Il est également temps d’introduire une lutte contre la discrimination digne du 21e siècle, avec une approche sociétale de l’égalité des droits pour tous au sein de notre société ; une Agence pour l’égalité qui ait pour mission de prévenir la discrimination, de la combattre et de l’éradiquer là où elle se manifeste. Cette Agence pour l’égalité devrait comporter de nombreux « inspecteurs de l’égalité » qui soient en mesure d’exécuter 100 000 tests de discrimination par an, tant sur le marché de l’emploi que dans l’enseignement, sur le marché locatif ou encore dans les discothèques. En effet, sans effectuer de tests systématiques, nous ne parviendrons jamais à nous attaquer véritablement à la discrimination. La bonne nouvelle, c’est qu’il existe déjà toute une série de procédures internationalement reconnues qui permettent d’effectuer des tests de façon assez simple, comme la méthode du client mystère, (une personne se fait passer comme client dans un magasin, un restaurant ou un autre service, et décrit minutieusement comment elle est traitée) et les testings comparatifs.
Sensibiliser l’opinion publique
En 1999, il a fallu la crise de la dioxine pour sortir l’opinion publique de sa torpeur : la sécurité alimentaire est une affaire d’intérêt général et elle devait être prise à bras-le-corps de toute urgence. Il n’est pas nécessaire d’attendre qu’éclate une crise pour se réveiller et pour que les pouvoirs publics créent une Agence pour l’égalité. Plus encore, cette agence aura pour tâche première de sensibiliser l’opinion publique au sens large autour de la discrimination en tant que problème social, en répertoriant la discrimination et en montrant qu’il s’agit d’un problème quotidien et très répandu, et aux conséquences graves. Imaginez le débat de société que l’on pourrait avoir si, chaque année, des milliers d’entreprises étaient testées sur le plan de la discrimination. Il faut prendre conscience que quand une société tolère la discrimination, tout le monde est perdant.
Le meilleur retour sur investissement…
La discrimination est une atteinte aux droits de ceux qui en sont victimes : le droit à un emploi, à une bonne école, à un logement, à un avenir. Mais, de fait, en cas de discrimination, c’est toute la société qui est perdante. Cela cause un énorme gaspillage de talent. Des artistes qui ne nous feront jamais vibrer, des puéricultrices qui ne pourront jamais être la « nounou » tant aimée de nos enfants, des scientifiques qui ne contribueront jamais à la recherche sur un médicament tant espéré… Outre ce gigantesque coût humain, la discrimination a également un coût économique. Une étude américaine a estimé que la discrimination coûte annuellement 2 000 milliards de dollars à l’économie américaine6. Et que gagnons-nous en lieu et place ? Des chiffres de chômage à la hausse, l’inégalité et des ruptures sociales, la méfiance et la colère.
Ce n’est pas d’une telle société dont je rêve. Je rêve d’une société dans laquelle tout le monde a sa place, à laquelle tout le monde peut contribuer, où chacun peut s’épanouir pleinement.
Les pouvoirs publics comme exemple
Les pouvoirs publics doivent ici jouer un rôle d’exemple. Les services publics doivent le plus possible être un reflet de la société. La diversité donne un signal : tout le monde fait partie de la société et y a sa place.
Il y a vingt ans, devenir acteur ou comédien, ça ne se faisait tout simplement pas dans le quartier. On ne pouvait même pas en rêver, c’était inconnu, inaccessible. Maintenant, la diversité a gagné la scène et la télé avec des journalistes par exemple Hadja Lahbib et avec des acteurs, comédiens et réalisateurs comme Mohamed Ouachen, Abdel-en-vrai, Siham, Mourad Boucif… Grâce à cette diversité, un enfant peut peut-être s’imaginer un futur sur scène, ou est tout simplement encouragé à développer son talent.
Les services publics où règne la diversité ne devraient pas seulement adresser un signal important à leurs usagers, mais également au million de personnes qui travaillent en tant qu’agents de l’État. Un ami d’origine africaine qui travaille aux chemins de fer me racontait que, alors qu’il venait à peine d’y être embauché, lui et son collègue étaient assis l’un à côté de l’autre dans le tram du retour, à l’issue d’une longue journée de travail. Son collègue avait avoué qu’il n’aurait « jamais pensé s’asseoir un jour à côté d’un “Noir” dans le tram ». En travaillant ensemble, ils avaient eu l’occasion de mieux faire connaissance et de s’apprécier. Mais, s’ils avaient eu cette chance, c’est parce qu’ici, il n’y avait pas eu de place pour la discrimination à l’embauche. C’est pourquoi une Agence pour l’égalité doit aussi pouvoir assister et conseiller des organisations, entreprises ou administrations publiques qui veulent instaurer la diversité et l’égalité des chances.
La faillite de l’autorégulation et des engagements non contraignants
Près de vingt ans après le premier code de conduite de Federgon, la fédération des agences d’intérim, dont les membres se sont solennellement engagés à ne pas autoriser la discrimination, le Minderhedenforum (le Forum des minorités, une organisation du nord du pays) a prouvé que deux entreprises de titres-services sur trois pratiquaient bel et bien la discrimination7.
Après le procès de l’agence d’intérim Adecco, en 2011, on a assisté à un tournant. Le tribunal avait condamné Adecco pour discrimination à l’embauche. Les emplois pour lesquels les entreprises souhaitaient ne pas embaucher des personnes d’origine immigré étaient signalés par le code « BBB » – les initiales de « blanc bleu belge », un label de l’élevage octroyé à une viande de bœuf d’une race purement belge. Depuis le procès, Federgon teste régulièrement la réponse apportée par des agences d’intérim à des demandes discriminatoires. Federgon oblige les entreprises pratiquant la discrimination à élaborer un plan d’action. Et celles qui, après un troisième contrôle, connaissent encore des dérapages risquent de perdre le label de qualité octroyé par Federgon. Malheureusement, Federgon a dû constater que le nombre d’agences d’intérim enclines accepter la discrimination avait même légèrement augmenté en 2012, passant de 28 à 29 % de l’ensemble.
La stratégie de l’« autorégulation » et des « chartes de la diversité » n’a donc que trop peu d’effet. C’est pourquoi tant les organisations antiracistes que le Centre interfédéral pour l’égalité des chances demandent que l’État prenne ses responsabilités en organisant lui-même des testings et en sanctionnant sévèrement les contrevenants. Ici, nous pourrions apprendre de nos voisins du nord. La ville d’Amsterdam est confrontée à un problème de discrimination dans l’horeca : des clients de couleur se voient régulièrement refuser l’entrée d’un établissement. La municipalité d’Amsterdam a estimé nécessaire de lancer un signal clair : la discrimination est intolérable. Bien décidée à traquer la discrimination et à la sanctionner, la municipalité a annoncé qu’elle allait elle-même envoyer en mission des mystery clients, des « clients-mystère ». Après trois constats, un commerçant peut perdre sa licence d’exploitation8.
Une inspection de l’égalité qui teste la discrimination
Grâce aux mystery clients ou au mystery shopping et d’autres pratiques comparables, un État moderne dispose de tout ce qu’il faut pour traquer la discrimination, la corriger et, si nécessaire, la sanctionner. Nos propres services publics adaptent aujourd’hui déjà le mystery shopping à des matières complexes comme la surveillance des services et marchés financiers9.
La Loterie nationale a, elle aussi, introduit le mystery shopping dans le cadre de son contrat de gestion avec les autorités fédérales. Les marchands de journaux qui sont pris à vendre des produits de loterie à des mineurs écopent d’une sanction qui peut aller d’une suspension temporaire jusqu’à un retrait définitif de la licence après plusieurs infractions10. Le système a donc plus que prouvé son efficacité. Ce mystery shopping est idéal pour traquer la discrimination dans le secteur des services. Surtout si, dans le cadre du service, l’entreprise doit envoyer des collaborateurs chez le client, comme dans une agence d’intérim ou une entreprise de titres-services. Le mystery client se fait passer pour un client qui veut acheter un service de l’entreprise. Il demande alors explicitement un agent « d’ici » ou il insiste sur le fait qu’il veut à tout prix « un Flamand » ou « un Wallon ». Si la firme de services abonde dans le sens de sa requête, une discrimination est indiscutablement constatée. Quand le mystery client peut demander le service par téléphone, nous parlons dans ce cas de mystery calling. Ce « coup de fil-mystère » est peut-être la façon la plus efficace de tester la discrimination : c’est simple, bon marché et rapide.
Federgon, la fédération des agences d’intérim, utilise elle-même le système du mystery shopping pour tester la discrimination au sein de son propre secteur, qui s’était retrouvé sous le feu des critiques après le scandale Adecco. Le même procédé est à la base de l’enquête du Minderhedenforum qui a montré que deux entreprises de titres-services sur trois acceptaient des demandes discriminantes.
Le client est roi ? Même le roi peut apprendre
« Certes, mais au bout du compte, c’est tout de même le client qui décide », a commenté le porte-parole de Federgon suite à la parution de l’enquête sur la discrimination dans le secteur des titres-services. Le client est roi, n’est-ce pas ? N’empêche que la discrimination est illégale, même lorsqu’elle se produit à la demande du client. Cependant, indépendamment de cela, les entreprises ont également une responsabilité sociale : si elles prennent la défense de leurs travailleurs, cela a également un effet éducatif sur leur clientèle.
Dans le temps, j’ai travaillé la pierre naturelle, mes chantiers étant souvent des villas de clients fortunés. Les premiers contacts avec les clients étaient très souvent froids. Je sentais une certaine méfiance. Mais ce qui aidait à dépasser ces premières appréhensions, c’est la confiance que m’accordait mon patron, qui savait que j’allais réaliser du boulot de pro. Après un travail bien fait, l’ambiance se détendait tout naturellement. Souvent, on terminait même la journée autour d’un café avec nos clients, et on avait de longues discussions sur des passions ou intérêts partagés. On pouvait toujours revenir. L’accueil était toujours plus chaleureux. Et on avait droit à un café dès le matin.
Quand les preuves manquent…
Dans les exemples cités précédemment, la discrimination est assez facile à prouver. En effet, le mystery client demande explicitement que l’on fasse preuve de discrimination. Mais comment prouver qu’il y a discrimination dans une demande d’emploi ou sur le marché locatif ? Comme la discrimination est interdite par la loi, les propriétaires sont devenus plus prudents quand il s’agit de formuler explicitement des conditions discriminatoires. Aujourd’hui, on ne trouve plus de petites annonces mentionnant expressément « étrangers s’abstenir ». Même chose lorsqu’on postule pour un emploi : on ne reçoit en général évidemment pas de preuves écrites de jugement raciste. Adecco n’a pu être condamné que parce que des membres de son personnel avaient fait parvenir des preuves internes portant la fameuse mention « blanc bleu belge » à SOS Racisme, à Kif Kif et à la FGTB.
Deuxième obstacle : par définition, le législateur tolère beaucoup de subjectivité dans les engagements contractuels tels un contrat de travail ou un contrat locatif. C’est le droit de chacun de conclure des contrats avec qui on veut. Personne ne peut vous forcer à choisir une certaine personne. Nous avons donc besoin d’une méthode plus active pour pouvoir distinguer les motivations racistes des autres motivations subjectives : le « testing ».
Le testing comparatif
Un testing comparatif mesure par exemple la différence de traitement octroyé par une entreprise qui recrute à un candidat d’origine immigrée et à un candidat autochtone. Le test s’effectue en envoyant deux personnes se présenter pour une même offre d’emploi. Les deux personnes sont sélectionnées de façon à ressembler fortement l’une à l’autre, de sorte que leur origine soit la seule différence objective. Les duos ont le même sexe et le même âge et ils ont envoyé le même CV, avec des diplômes et une expérience comparables. Si possible, on prépare le duo à l’aide d’un jeu de rôles afin de faire concorder entièrement leur attitude, leur tempérament et leur vécu mutuels.
S’il arrive une fois que l’autochtone est accepté lors de l’entretien, et la personne d’origine immigré pas, il se peut que ce soit un hasard. Lorsque cela arrive trois fois, il y a là un indice de discrimination. Nous parlons alors de « soupçon de discrimination ». Si cela produit cinq fois, on peut dire que la discrimination est pratiquement prouvée.
Les testings comparatifs sont donc un peu plus intensifs, mais bien plus fiables.
Ils constituent la méthode scientifique standard pour enquêter sur les discriminations. Les testings sont par ailleurs appliqués depuis septante-cinq ans pour prouver la discrimination dans les affaires juridiques, et avec succès. En France, des mystery clients avaient déjà été engagés en 1939 par des étudiants antillais pour prouver qu’un salon de danse leur avait refusé l’entrée, et à eux seuls. L’action avait abouti à la fermeture du salon de danse pour des raisons de discrimination11. En France, l’organisation SOS Racisme organise ces tests comparatifs depuis des années déjà. Depuis 1995, des centaines de jeunes ont participé à des week-ends de campagne et ils testent des discothèques dans tout le pays afin de voir si elles font preuve de discrimination. En 2002, au cours d’un procès, la Cour de cassation a accepté les testings comparatifs comme preuve de discrimination. Les testings ont déjà abouti à plusieurs reprises à des condamnations pour discrimination de discothèques, agences immobilières, etc.12 Depuis 2006, ces testings sont également reconnus comme preuves par la loi française sur l’égalité des chances. De même, la loi anti-discrimination de 2007 permet que les testings comparatifs soient utilisés afin d’étayer une suspicion de discrimination.
Après septante-cinq années d’expérimentation, les testings comparatifs n’en sont plus à leurs premiers balbutiements. Les pouvoirs publics ne peuvent plus laisser des individus ou organismes assumer seuls la charge de dépister la discrimination. « Je rêve qu’un jour mes quatre enfants vivront dans un pays où ils ne seront pas évalués selon la couleur de leur peau, mais selon la valeur de leur caractère », lançait Martin Luther King voici plus d’un demi-siècle. À la STIB, au club de jiu-jitsu, à l’école de mes enfants, d’innombrables parents et jeunes partagent le même rêve, quelle que soit leur origine. La couleur de peau et l’origine ne peuvent jouer le moindre rôle dans la quête d’une bonne école, d’un emploi, d’un logement ou d’un café où l’on veut passer quelques moments en compagnie de ses amis. L’inspection de l’égalité peut en fin de compte faire en sorte que la lutte contre la discrimination passe à une vitesse bien supérieure. Un rêve ne doit pas rester éternellement un rêve.