Euroclear : comment l’Europe veut utiliser la confiscation des avoirs russes pour faire escalader la guerre
Cela fait bientôt quatre ans que la Russie a envahi illégalement l’Ukraine, et depuis, on compte déjà des centaines de milliers de victimes. Depuis le mois dernier, on parle d’une nouvelle initiative américaine pour mettre fin à la guerre. Mais dans le même temps, en Europe, le débat semble se concentrer sur la manière dont on pourrait utiliser les avoirs russes gelés… pour poursuivre la guerre. De quoi s’agit-il exactement ?
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Dès le début de la guerre, l’Union européenne s’est rangée derrière l’Ukraine et contre la Russie. Elle n’a pris aucune initiative pour jouer les médiateurs ou chercher à négocier une solution. Au contraire, des sanctions ont été imposées à la Russie et l’Ukraine a reçu un soutien militaire et financier.
L’une des sanctions prises contre la Russie a été le gel de tous les fonds de la banque centrale russe situés en Europe. C’est là qu’intervient Euroclear, une entreprise privée basée en Belgique, qui fournissait des services financiers à la banque centrale russe (voir encadré plus bas). Au début de la guerre, Euroclear gérait un portefeuille d’environ 200 milliards d’euros de titres russes. En raison des sanctions, la Russie ne pouvait plus négocier ces titres, qui sont donc restés intacts. Les intérêts générés ont été ponctionnés, dans le cadre des sanctions, et reversés à l’Ukraine à titre d’aide.
Faire la guerre pendant quatre ans, ça coûte très cher. Au départ, l’Ukraine pouvait compter sur le soutien financier des États-Unis et de l’Europe. Entre 2022 et 2024, l’Ukraine a reçu 139 milliards de dollars de l’Europe et 120 milliards des États-Unis, selon l’institut Kiel.
Mais cela a changé avec l’arrivée au pouvoir du président Trump aux États-Unis. Celui-ci ne veut plus payer pour la guerre en Ukraine, mais il veut en profiter. Il a imposé aux Européens de payer eux-mêmes les armes qu’ils achètent auprès des fabricants d’armes américains. L’Otan a lancé le programme PURL : Prioritized Ukraine Requirements List. Depuis son lancement en juillet, 11 des 32 pays de l’OTAN y ont contribué pour un total de 2,5 milliards de dollars. Le patron de l’Otan, Mark Rutte, a encore annoncé la semaine dernière que les États membres dépenseraient 5 milliards supplémentaires avant la fin de l’année.
Depuis lors, l’Europe finance donc à la fois la guerre en Ukraine et l’industrie de guerre américaine. Et dans le même temps, les pays européens ont été contraints d’augmenter leurs propres dépenses militaires. Il n’est donc pas étonnant que les dépenses sociales soient, elles, passées à la moulinette.
Financer encore deux ans de guerre
À Washington, la caisse enregistreuse tourne à plein régime. Mais le président Trump en veut encore plus. Il veut aussi de meilleures relations avec la Russie. C’est pourquoi il envisage un gel du conflit en Ukraine, afin de pouvoir refaire des affaires avec Moscou. Cet été, il a même invité le président russe Poutine pour une rencontre en Alaska. On se souvient comment les dirigeants européens ont ensuite fait la file comme des écoliers devant le bureau de Trump à la Maison-Blanche. Eux ne voulaient pas mettre fin à la guerre.
Mais cette tentative de Trump de faire taire les armes n’a pas suffi à sortir les dirigeants européens de leur vision en tunnel. Ils ont continué à chercher des moyens de financer la guerre. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, plaide depuis des mois pour l’utilisation des avoirs russes gelés à cette fin.
Le 23 octobre, le Conseil européen, qui réunit tous les chefs d’État et de gouvernement, a même promis de « répondre aux besoins financiers urgents de l'Ukraine pour la période 2026-2027, y compris pour ce qui est de ses efforts militaires et de défense ». Le Conseil – dont fait donc partie aussi notre Premier ministre Bart De Wever – a chargé la Commission européenne de formuler des propositions pour financer ce plan. Celui-ci devra ensuite être approuvé lors du prochain Conseil européen, le 18 décembre.
Tout s’est accéléré lorsque Trump a présenté le mois dernier son plan en 28 points pour mettre fin à la guerre. On a alors appris qu’il avait aussi des projets pour l’argent russe chez Euroclear. Il veut utiliser 100 milliards de dollars des avoirs russes gelés pour la reconstruction de l’Ukraine. Les États-Unis prendraient la direction du projet, et la moitié des bénéfices iraient à des entreprises américaines. Le reste des fonds gelés serait versé dans un fonds américano-russe spécial.
Ursula von der Leyen et les autres dirigeants européens n’ont bien sûr pas vu cela d’un bon œil, et ils ont mis les bouchées doubles. Il fallait agir vite pour mettre la main sur l’argent avant que Trump ne s’en empare pour ses projets. Ils veulent utiliser cet argent pour financer encore deux années de guerre en Ukraine. Si la guerre dure encore deux ans – telle est leur logique – la Russie devra bien finir par capituler. Ces dirigeants européens ont choisi la voie de la militarisation de l’Europe, et ils entendent bien continuer dans cette direction.
Et si la guerre prenait une autre tournure ?
Concrètement, l’Europe veut prêter 90 milliards d’euros d’avoirs russes à l’Ukraine. Si d’autres partenaires rajoutent encore 50 milliards, cela suffirait pour financer deux années de guerre. Si la Russie capitule à l’issue de cette période, elle devra payer des réparations à l’Ukraine, qui serviront alors à rembourser Euroclear. Personne, au cœur du bâtiment Berlaymont, ne semble se demander combien de vies humaines ce scénario pourrait coûter.
Mais Euroclear est une entreprise belge, et donc la coopération de la Belgique est nécessaire pour mener à bien ce plan. C’est pourquoi von der Leyen, accompagnée du chancelier allemand Friedrich Merz, est venue dîner vendredi dernier chez notre Premier ministre Bart De Wever.
Pour l’instant, notre pays tient bon et met en avant les risques. Quoi qu’on en dise, ce que l’Europe veut faire revient à confisquer cet argent. À court terme, cela sape la confiance dans la Belgique et dans l’Europe. Jusqu’à présent, les grandes entreprises et les pays étrangers estimaient que leur argent était en sécurité dans des institutions comme Euroclear. Le gel des avoirs, ils pouvaient encore l’accepter. Mais si l’Europe et la Belgique commencent maintenant à confisquer des dizaines de milliards, c’est une autre affaire. Cela n’a encore jamais été vu. Il se pourrait que ces acteurs retirent leur argent et cherchent d’autres solutions.
Il y a aussi un risque de représailles russes contre les entreprises belges. La Russie pourrait prendre des mesures contre des entreprises qui n’ont rien à voir avec cette décision européenne, mais qui représentent des intérêts belges.
À plus long terme, il y a un autre risque : et si la guerre ne se termine pas comme von der Leyen l’espère ? Et si la Russie ne perd pas ? Et si elle refuse de payer des réparations ? Et si elle attaque en justice la confiscation de ses avoirs et gagne ? Qui paiera alors (y compris les milliards de dommages et intérêts qui pourraient être réclamés en plus) ?
Le Premier ministre De Wever s’oppose à l’accord et veut que tous les pays européens garantissent ensemble toute la construction juridique. Il veut ainsi éviter que tous les risques retombent sur la Belgique seule. Il commence aussi à tenir des propos que l’on n’aurait jamais cru entendre de sa bouche : « Qui croit encore que la Russie perdra cette guerre ? » a-t-il déclaré le 2 décembre au Bozar. « C’est impossible, et il n’est même pas souhaitable qu’un pays doté de l’arme nucléaire perde une guerre. » À la Chambre, il a précisé : « Il faut envisager sérieusement que, dans le cadre d’un accord de paix, une disposition soit prise concernant ces avoirs. »
Même Georges-Louis Bouchez s’est soudainement montré critique envers la guerre : « Je veux bien qu’on ait une guerre sans fin, mais ce serait déjà bien qu’on nous explique son objectif. La Belgique n’est pas partie prenante au conflit et n’est pas en guerre contre la Russie. »
Aucune stratégie pour la paix
Ce sont des réflexions que nous faisons depuis des années avec le PTB. Depuis le premier jour, nous disons que cette guerre n’est pas une question de victoire ou de défaite. Depuis le premier jour, nous plaidons pour un accord de paix, et nous avons critiqué la manière dont l’Europe semble tout faire pour que la guerre dure. Cela, alors que De Wever et Bouchez étaient les plus fervents soutiens de la guerre. Souvenez-vous de la déclaration de De Wever au début du conflit : « Poutine est un psychopathe, un fou, et il ne s’arrêtera pas. » L’année dernière encore, Bouchez disait : « On doit surtout faire en sorte que la Russie ne gagne pas. »
En réalité, pour De Wever et l’establishment belge, il s’agit surtout de protéger les intérêts de la Belgique en tant que place financière, et de ne pas faire porter tous les risques à notre économie. Dès que des garanties suffisantes seront en place, ils pourraient très bien retourner leur veste. On l’a déjà vu avec le ministre des Affaires étrangères Maxime Prévot, qui plaidait pour que la Belgique puisse voter ouvertement contre cette décision. Il espère ainsi échapper à la vengeance de Moscou si la décision est finalement prise.
Mais les raisons pour lesquelles il ne faut pas utiliser ces avoirs russes pour financer la guerre ne sont pas seulement liées aux risques. La saisie constitue un acte d’agression grave, qui ne fera que prolonger la guerre et intensifier les tensions. Cela nous éloigne de la paix.
Prolonger la guerre de deux ans en espérant que la Russie finira par céder n’est pas une stratégie de paix. C’est un calcul cynique et cruel, qui coûtera des milliers de vies humaines sans offrir la moindre garantie de succès. Personne n’y gagnera, sauf les actionnaires de l’industrie de l’armement.
Et les conséquences de l’utilisation de ces avoirs russes retomberont inévitablement sur la classe travailleuse. Que ce soit par le biais de taux d’intérêt plus élevés, de l’instabilité des marchés financiers ou des dommages-intérêts que la Russie pourrait réclamer plus tard, le gouvernement De Wever-Bouchez veillera toujours à ce que ce soit les travailleurs qui paient l’addition.
Bref, ce n’est vraiment pas une bonne idée d’utiliser ces avoirs russes comme le veut aujourd’hui la Commission européenne. Comme l’a d’ailleurs dit le CEO d’Euroclear lui-même, ces fonds pourraient tout aussi bien servir de levier dans des négociations de paix. Si elle le voulait vraiment, l’Europe pourrait prendre elle-même des initiatives pour un accord de paix. Et un tel accord serait bien meilleur que les « deals » imposés par Trump à travers le monde et qui ne servent que les intérêts américains.
Qu’est-ce qu’Euroclear ? Et que sont les avoirs russes gelés ?
Euroclear est une entreprise qui joue un rôle sur le marché international des produits financiers. Ses services sont tellement spécialisés qu’il n’existe que deux entreprises au monde qui offrent ce type de prestations : Euroclear, basée en Belgique, et sa concurrente Clearstream, basée au Luxembourg. Ce sont ce qu’on appelle des Central Securities Depositories : des institutions financières où les grands acteurs institutionnels des marchés boursiers peuvent déposer leurs titres (valeurs mobilières comme des actions, des obligations, etc.) afin de pouvoir les négocier. On peut les comparer aux comptes-titres que nous pouvons ouvrir, en tant que petits clients, auprès de notre banque.
Parmi les clients d’Euroclear, on retrouve de grandes entreprises, mais aussi des institutions publiques, dont la banque centrale de Russie. Après le début de la guerre, l’Union européenne a décidé que les titres détenus par cette banque – pour un montant de 200 milliards d’euros – devaient être gelés. Cela signifie que la banque centrale russe ne peut plus les négocier. Euroclear, bien sûr, a continué à gérer ces titres. Ils ont continué à générer des intérêts, qui ont été utilisés pour aider l’Ukraine à financer la guerre. Entretemps, plusieurs de ces titres sont arrivés à échéance et ont été remboursés, ce qui fait qu’il y a aujourd’hui beaucoup d’argent liquide sur les comptes d’Euroclear – de l’argent qui appartient en réalité à la banque centrale russe. C’est cet argent que la Commission européenne veut désormais saisir pour financer l’État ukrainien.